Hurlevent, quelques années plus tard.
Une jeune femme encapuchonnée, vêtue d’une tenue sombre et moulante, observait la foule rassemblée sur le parvis de la Cathédrale. Les quelques boucles blondes qui s’échappaient lorsqu’elle penchait la tête encadraient des lèvres parfaitement dessinées, figées sur un sourire perplexe. Il n’y avait pas deux jours qu’elle était arrivée dans la grande cité et tout lui paraissait démesuré : les bâtiments, les fontaines, l’égo des habitants…
Penchant légèrement la tête et enroulant machinalement une boucle blonde autour de son index, elle sourit à un homme qui venait de l’aborder. Rajustant sa capuche pour soustraire le haut de son visage à son regard, elle glissa sa main libre à sa taille.
- 50 pièces d’argent les trois feuilles, lui fit-il d’un ton de conspirateur, plissant les yeux pour tacher d’apercevoir ce qu’elle cachait.
Perplexe, la jeune blonde le dévisagea un long moment. Brun, les cheveux en pagaille et l’œil vif, il lançait de fréquents regards en direction des gardes en faction qui patrouillaient sur le parvis. Fronçant les sourcils, elle glissa ses doigts dans une poche et en sorti les pièces qu’elle lui tendit. Il les saisit rapidement, lui arrachant presque et fourra entre ses mains un petit paquet de feuilles séchées. Elle les contempla un moment, puis releva la tête pour découvrir que l’homme avait disparu. Etrange Cité, se dit-elle, haussant les épaules, et se levant doucement. Soupirant un peu, elle se remémora les mots prononcés la veille par cet homme chauve qu’elle avait croisé au même endroit.
- Quoi de moins remarquable qu’une personne se baladant librement, et tapant gentiment dans le dos de la Garde ? Votre capuche et vos manières apeurées vous rendent plus suspecte qu’autre chose, m’est avis.
Secouant la tête, elle fit glisser son capuchon sur ses épaules, révélant son visage angélique et ses grands yeux verts. Les boucles blondes qui dégringolaient en cascade jusqu’au creux de son dos accentuaient cette impression d’innocence dangereuse, quelques hommes tournant un regard appréciateur dans sa direction. Ramenant son sac sur son épaule, elle se pencha vers une enfant rousse au visage poupin qui observait le système hydraulique de l’imposante fontaine avec un intérêt digne des plus grands ingénieurs.
- Dis-moi petite, fit-elle d’une voix chaude et agréable. Saurais-tu m’indiquer la direction de la bibliothèque royale, s’il te plait ?
Pivotant vers elle, la gamine sourit de toutes ses dents et hocha frénétiquement la tête.
- La bibliothèque ! Evidemment ! C’est mon endroit préféré ! Viens madame !
Saisissant vivement le poignet de la blonde, elle l’entraina d’un pas vif dans les ruelles Hurleventoise, gambadant gaiement et pépiant à tout va.
- Tu es nouvelle ici ? C’est une jolie ville ! Regarde, ici, c’est chez les nains ! Ca sent la fumée et la poussière, mais il y a les meilleurs ingénieurs gnomes du coin ! Là bas, c’est le donjon… Il y a le roi Wrynn ! Et… et la bibliothèque. C’est là que nous allons.
Souriant légèrement, la jeune femme baissa la tête, voilant son visage de ses cheveux en passant à proximité des gardes, stupéfaite de parvenir jusqu’à la bibliothèque sans encombre. L’endroit était majestueux, les murs couverts de tentures bleues brodées de fil d’or, représentant le lion symbole du royaume. Elle avait conscience de pousser sa chance un peu loin, mais l’envie de découvrir les dizaines d’ouvrages dont sa mère lui avait tant parlé lorsqu’elle était petite avait été la plus forte. Se désintéressant de l’enfant qui poursuivait son babillage, elle laissa courir ses doigts sur les reliures, fascinée. Tant de trésors réunis en un seul et même endroit. Parcourant les étagères d’un regard concentré, elle arrêta sa main sur un livre à la couverture élimée, parcourant les premières pages avec intérêt. Un bruit métallique lui fit relever la tête, et se pencher pour observer l’entrée des lieux. Un gnome tout de cuir vêtu la fixait avec un sourire entendu. Reposant doucement l’ouvrage dans les rayons presque avec déférence, elle se glissa lentement à sa suite, intriguée. Le gnome disparut près d’un balcon, sautant dans le vide. Ouvrant de grands yeux affolés, elle se précipita à sa suite, et se pencha au dessus du vide, fixant le lac très loin en contrebas. Etouffant un soupir de soulagement, elle découvrit le parapet sur lequel le gnome avait sauté, rejoignant un homme à en juger, vêtu d’une tenue de cuir rouge et noire et dont le visage se perdait dans l’ombre de son capuchon, ne laissant deviner qu’un fin sourire.
- Mais qu’est ce que vous faites ? demanda-t-elle, repoussant ses boucles derrière ses oreilles, penchée au dessus de la balustrade.
- Venez donc voir ? répondit le gnome d’un ton badin.
La jeune femme fronça les sourcils. Détaillant le gnome et l’humain tour à tour, elle lança ensuite un coup d’œil derrière elle. Personne. La curiosité fut la plus forte, et elle se hissa par-dessus le muret, glissant doucement sur le parapet, affichant un sourire aimable.
- Approchez ! répéta-t-il, sautillant dans sa direction. Je vais vous montrer quelque chose !
Méfiante malgré la naïveté qui l’avait conduite ici, elle releva le nez vers le muret qu’elle venait de sauter. Impossible de le franchir dans l’autre sens sans l’aide de quelqu’un. Souriante, elle se pencha en direction du gnome, l’interrogeant du regard. Ce dernier bondit soudain dans sa direction et ficha une dague dans sa cuisse d’un coup vif et précis. Ecarquillant les yeux, elle l’attrapa vivement à la gorge et, le faisant tourner dos à elle, se baissa pour se protéger de son petit corps, observant l’homme qui regardait la scène, les lèvres figées dans un rictus agacé.
- Vous n’étiez pas forcé de l’abimer, fit-il d’un ton froid et blasé, portant lentement une main à son dos, détachant l’arbalète qui y était attachée, la pointant en direction de la tête de la blonde.
Cette dernière, grimaçant un peu, arracha d’une main ferme la lame plantée dans sa cuisse pour la porter à la gorge du gnome qui grommela lorsque le sang de la donzelle macula l’avant de son plastron.
- Je crois… qu’il y a un malentendu, souffla-t-elle avec un sourire charmant, le regard fier quoi que très légèrement voilé par la souffrance.
- C’était une bonne idée de changer la couleur de vos cheveux, répliqua le gnome. Mais pas suffisant pour des professionnels tels que nous !
Marquant un temps de quelques secondes, elle posa ses lèvres près de l’oreille démesurée du petit être, parlant d’une voix chaude.
- Il doit y avoir un malentendu, je ne vois pas de quoi vous voulez parler.
Tendant le bras, presque avec nonchalance, l’assassin qui leur faisait face inclina légèrement la tête, visiblement en quête du meilleur angle de tir.
- Il n’y en a pas, hélas pour vous, déclara-t-il dans un sourire léger. C’est navrant. Dans d’autres circonstances, je vous aurais volontiers invitée à boire un verre.
La jeune femme resserra l’étreinte de ses doigts sur le poignard, la paume glissante et gluante de son propre sang. Conservant un calme serein et un sourire délicieux, son regard vert et résolu laissait entrevoir son intense réflexion. Jaugeant de la situation tandis que le gnome levait les mains en signe de reddition, elle fixa l’arbalète avant d’observer le lac paisible qui s’étendait sous eux. L’impact serait violent, jugea-t-elle, mais il n’y avait pas d’autre échappatoire. Grognant un peu, elle se maudit d’avoir cédé à son impulsivité. Qu’est ce qui lui était passé par la tête de venir fanfaronner en plein donjon alors que son visage était placardé sur le tableau des avis de recherche, offrant une forte récompense pour sa capture ? Suivant son regard, l’homme secoua lentement la tête, lui adressant un sourire faussement contrit.
- Vous avez conscience qu’il n’y a aucune chance pour que je vous rate à cette distance, n’est ce pas ?
Se baissant davantage derrière le gnome, la blonde glissa une main à sa cuissarde, saisissant une seconde dague qu’elle plaqua contre son dos, s’assurant d’une pression suffisante pour être douloureuse sans entamer sa chair. Elle rit doucement, dans un mouvement léger du visage, repoussant les boucles blondes hors de ses yeux.
- Je prends le pari.
Tournant vivement le poignet, elle planta profondément sa dague dans le bas du dos du gnome qui poussa un couinement porcin. L’entrainant un peu avec elle, elle le lâcha près de bord sans un regard et d’une forte impulsion sur le sol, plongea en direction du lac. Sa chute lui parut durer une éternité, et alors qu’elle était sur le point de heurter la surface de l’eau, une brulure intense assortie d’un impact violent la fit basculer sur le dos. Portant la main au carreau qui dépassait à présent de sa taille, elle hurla quand son corps entra en contact avec le liquide glacé, l’assommant presque. Fermant les yeux une seconde, elle cria une nouvelle fois, se noyant à moitié tandis que l’eau investissait sa gorge. S’obligeant à retrouver son calme alors que de nouveaux traits fusaient autour d’elle, elle se mit à battre des jambes et des bras, dans des mouvements désordonnés, poussée par l’instinct de survie, jusqu’à atteindre la rive, se hissant sur l’herbe dans un gémissement douloureux. Portant une main fébrile à son dos, elle saisit le carreau qu’elle retira d’un geste sec, se mordant la lèvre jusqu’au sang. Pressant ses doigts sur la plaie sanguinolente, elle se releva avec difficulté, consciente du danger de perdre connaissance là où l’homme armé allait forcément venir s’assurer de la réussite de son tir. Prenant appui sur les arbres qu’elle croisait, laissant des traces ensanglantées derrière elle, elle parvint laborieusement jusqu’à la place de la Cathédrale, levant un visage livide en direction de l’édifice. S’affaissant contre le mur de l’orphelinat, elle glissa au sol dans un gémissement douloureux. Un homme, portant heaume et tabard de la Garde de Hurlevent se précipita dans sa direction, sautant de son cheval dans un cliquetis métallique.
- Dame… ? demanda-t-il, pressant une main gantée de fer sur la plaie bouillonnante.
- C’est… ce n’est rien…, hoqueta-t-elle en ramenant ses boucles humides devant ses yeux, horrifiée.
Réchapper d’un saut tel que celui qu’elle venait de faire pour finir entre les mains des gardes, sombre ironie, se dit-elle.
- Ne vous en faites pas, vous avez de la chance, je suis médecin.
Saisissant la donzelle entre ses bras puissants, il la hissa sur la croupe de son cheval, menant rapidement la bête jusqu’à la caserne. La blonde se décomposait à mesure qu’ils avançaient. Enfin, il la déposa sur un lit de l’infirmerie, lui prodiguant les premiers soins avec méthode. Elle se détendit progressivement, alors qu’il monologuait, racontant blagues et anecdotes probablement destinées à calmer l’angoisse visible de la jeune femme. Lorsque le bandage propre fut en place, il récupéra un carnet et un stylo, s’installant face à elle.
- Je vais avoir besoin de votre nom pour la plainte contre vos agresseurs.
Hésitant quelques instants, elle pencha légèrement la tête et répondit d’une voix qu’elle voulut assurée.
- Aryanne Rougefeu.
Marquant un temps, l’homme la dévisagea. Il sait ! pensa-t-elle dans un sursaut de panique. Souriant légèrement, il finit par acquiescer et nota le nom, puis la description des faits qu’elle lui donna avec application.
- Une raison particulière pour que ces hommes aient voulu vous agresser ?
- Eh bien… Je ne vois pas. Je viens d’arriver en ville et je suis… Eh bien j’imagine qu’ils m’ont trouvée à leur goût ?
Hochant la tête, il referma le carnet d’un geste sec et accompagna la donzelle jusqu’à la porte.
- Si vous avez besoin de quoi que ce soit. J’insiste. Quoi que ce soit. Vous savez où me trouver.
Plissant le nez, Aryanne l’observa avec attention. L’homme d’âge mur, à l’air gentil et résolu lui inspirait étrangement confiance. Elle lui sourit donc, et le remercia avant de disparaître dans la foule de la vieille ville, reprenant enfin une respiration normale, malgré la douleur qui lui vrillait l’abdomen. Regagnant la chambre qu’elle louait au quartier commerçant, au dessus de chez le coiffeur, elle resta un long moment contre la porte, tenant la poignée d’une main fébrile. Elle remercia silencieusement la chance qui ne l’avait pas quittée, puis s’effondra sur son lit. Elle sombra.