Arrivée de la Mégère à Hurlevent, neuvième mois de l'an 31
C’est une femme forte avec de la moustache et de gros sourcils. Faite comme un homme ; mains larges, nez de mâle. L’âge l’a épaissie et des bourrelets se juxtaposent de sa gorge à ses hanches. Les cheveux d’un beau gris clair et uniforme – presque métallique – sont relevés en un chignon élaboré.
« Ouvre le lit. Sers-toi un peu de tes mains, toi, le Doqueteur. » Avec son accent du Nord et son phrasé syllabique lourd comme sa silhouette. « Je ne te dis pas d’arracher les couvertures. Là, un peu de sens ! »
Elle dépose l’enfant endormi et emmailloté au creux du matelas, et rabat la couverture jusqu’au cou du nourrisson âgé de quelques mois. Il semble paisible, tout blanc avec du rose sur les joues.
« Bourre le feu, et fais chauffer de l’eau
- Elle a grandi Morgane, sa mère se-
- Quoi ? C’est Isa maintenant. Isa Ferrith, ma petite fille. Il a quelque chose à y redire, Monsieur le Doqueteur ? »
Poings flanqués sur ses hanches, elle dévisage Gréghory avec son air bourru ; les paupières alourdies qui s’effondrent vers les pattes d’oie.
« Je ne…Heu, non. Vous voulez boire quelque chose, Dame Ferrith ?
- Si t’as de la gnole c’est pas de refus. C’est que le voyage a été rude, et avec une limace comme celle-ci, c’est encore pire !
- De la gn…Oui oui, bien sûr. »
La Mégère s’affale sur un vieux divan qui s’affaisse sous son poids. Elle ne prend même pas la peine de s’asseoir malgré l’ampleur de son postérieur qui doit se révéler confortable.
« Ils sont même pas venus me saluer, les petits ruffians.
- …Qui ? » Gréghory revient avec un verre d’alcool ; il n’y en a qu’un fond, et la vieille rombière fronce les sourcils.
« Tes petits chefs.
- Ah, ils doivent être…Sortis. Sortis, oui. » Il rajoute sur un ton d’excuse. « Ils auraient aimé vous accueillir, mais ils ont été occupés ailleurs. Ils m’ont chargé de vous installer, vous et Morg...Vous et la petite. »
Elle siffle son verre avec un bruit de gorge sec comme une râpe.
« J’ai trouvé pour la petite.
- Qu’avez-vous trouvé ?
- Un foyer. » Elle savoure la chaleur de l’alcool qui roule dans sa gorge puis, sans lâcher Gréghory des yeux. « C’est ça, fais ton offusqué maintenant. Il lui faut un peu de chaleur, à cette gosse. Vous êtes bien mignons de m’envoyer des bambins comme si j’avais encore l’âge de les nourrir. » Elle parle vite, d’un ton sec, la langue acérée comme pour empêcher qu’on lui coupe la parole. « Tous mes fils ils ont passé leurs deux premières années là. » Elle frappe du poing son énorme poitrine. « Contre leur mère. C’est comme ça. Celle-là, elle doit faire comme les autres. Moi, sur la route, j’ai rencontré un homme qui revenait à Hurlevent auprès de sa femme. Et sa femme, elle vient de se délivrer d’un mort-né. Elle a du lait et pas de bouche pour lui prendre. Elle a le cœur qu’il faut pour être mère et pas d’enfant. Alors moi je lui ai raconté l’histoire. Mon histoire. Et l’homme il a accepté de prendre la petite. Ce soir.
- Je…Mais…Quoi ? » Il bredouille, la gorge brusquement sèche, et tire la bouteille de liqueur pour en boire une gorgée directement au goulot. La créature adipeuse qui lui fait face agite son verre et se fait resservir, penchant un peu la tête pour s’assurer d’en avoir bien rasant.
« T’es pas très dégourdi, toi. » Elle porte le verre plein à ses lèvres dans un mouvement qui se veut presque lascif. Et la Mégère a la bouche gourmande et lippue – de ces lèvres plus collantes qu’un reste de sauce ou de beurre que du miel d’ivresses nocturnes. « Tu me fais penser à mon Ernest ! Ah, que la Lumière garde son âme ! »
Elle reprend une fois l’alcool descendu dans les tuyaux.
« Je vais aussi te raconter mon histoire, comme ça on aura la même. La petite, c’est Isa Ferrith, ma petite fille. Mon benjamin, Nelthan, est mort à la guerre et il a laissé une femme grosse chez lui. Et la femme elle n’a pas supporté de perdre son époux, et elle est morte en mettant la petite au monde. Alors comme je suis restée toute seule avec, j’ai fait le voyage vers Hurlevent pour essayer de trouver un bon foyer à mon orpheline – c’est que je souffre de partout et je peux plus m’en occuper. D’ailleurs, faudrait m’ausculter la jambe, ça tire et lâche souvent.
- Mais vous êtes folle ma parole ! » Le ton indigné de Gréghory tranche avec son affabilité coutumière. Il reprend une gorgée. « On ne va pas confier la fille d’un Paladin à un rustre sans aucune éducation ! Et puis même ! La mère la reprendra quand ils seront ins-»
Elle le coupe en se redressant sur son sofa. Sa robe et ses châles se chiffonnent comme autant de sacs autour des bourrelets gras.
« On connaît la mère et on sait que c’est pas une mère ! Alors quoi…Tu ronchonnes parce que la petite elle va avoir une chance de s’en sortir ? »
Gréghory dépose la bouteille et, comme pour se donner le temps de réfléchir, va prendre le nourrisson dans le grand lit froid. Il le place dans une corbeille qu’il approche de la cheminée.
« On ne va rien faire sans le consentement des parents. Même si…Même si j’avoue l’idée pas si mauvaise.
- Voilà que tu fais le flambard maintenant. Quand la petite a atterri dans mes jupons, que t’étais tout catastrophé, on était fixés concernant l’instinct maternel de la génitrice. Et le père hein, on va pas en parler je crois. Puis il est mort. Maintenant tout est décidé. Je l’apporte au couple dès que tu m’auras redonné un verre….C’est que je m’y suis attachée, à cette morveuse au sang mauvais.
- Et on dit quoi aux autres ? On ne va tout de même pas leur faire croire que la petite est…
- Beh non. On va dire la vérité. La petite a trouvé un foyer, et c’est mieux ainsi. Puis on ne dira rien sur les gens. Même à toi je le dis pas, comme ça !... Peut être qu’ils demanderont même pas. »
La petite créature se met à gémir dans sa corbeille. A force de s’agiter, elle se défait des linges qui l’enserrent et elle est toute nue là-dedans, avec quelques cheveux blonds sur le crâne. Elle bouge ses bras et ses jambes. Elle n’est pas rose comme les nourrissons ordinaires mais déjà sa peau a blanchi et, comme elle est encore pleine de plis de graisse, sa peau rit d’un rire de soie. La petite n’a rien d’étranger et ressemble à sa mère ; exactement la même bouche, le même nez, le même front, les mêmes joues aux fortes pommettes. Tout ça dans l’enfant est en fantôme sous une peau comme trop large, pleine de grimaces, mais on voit qu’elle porte la graine du visage de femme. Tout va fleurir et s’épanouir dans la forme exacte de ce visage de mère.
« Mais berce la, Doqueteur ! »
Il s’exécute.
Entre chiens et loups, chaudement emmitouflée dans des châles et couvertures qui alourdissent encore son pas et dissimulent aux regards extérieurs le petit enfant dormant dans ses bras, la Mégère pénètre sous le porche de l’habitation. Ils sont là, fébriles et impatients. La femme est jeune, brune d’une trentaine d’années, le teint chaud. Elle essuie ses yeux humides dans un mouchoir de dentelles. Elle tend les bras pour prendre Isa et la serre contre sa poitrine, avec cette douceur que seules les femmes possèdent. Elle invente mille formules pour remercier la vieille Mégère. L’homme, plus stoïque et en retrait, remercie à son tour, conquis par l’émoi de son épouse. Le portrait de famille est complet, et Madeleine Ferrith ne s’attarde pas.
Elle revient au dispensaire une fois la nuit tombée. Et la matrone aux yeux rougis ne tarde pas à en faire son nouveau domaine.
« Ouvre le lit. Sers-toi un peu de tes mains, toi, le Doqueteur. » Avec son accent du Nord et son phrasé syllabique lourd comme sa silhouette. « Je ne te dis pas d’arracher les couvertures. Là, un peu de sens ! »
Elle dépose l’enfant endormi et emmailloté au creux du matelas, et rabat la couverture jusqu’au cou du nourrisson âgé de quelques mois. Il semble paisible, tout blanc avec du rose sur les joues.
« Bourre le feu, et fais chauffer de l’eau
- Elle a grandi Morgane, sa mère se-
- Quoi ? C’est Isa maintenant. Isa Ferrith, ma petite fille. Il a quelque chose à y redire, Monsieur le Doqueteur ? »
Poings flanqués sur ses hanches, elle dévisage Gréghory avec son air bourru ; les paupières alourdies qui s’effondrent vers les pattes d’oie.
« Je ne…Heu, non. Vous voulez boire quelque chose, Dame Ferrith ?
- Si t’as de la gnole c’est pas de refus. C’est que le voyage a été rude, et avec une limace comme celle-ci, c’est encore pire !
- De la gn…Oui oui, bien sûr. »
La Mégère s’affale sur un vieux divan qui s’affaisse sous son poids. Elle ne prend même pas la peine de s’asseoir malgré l’ampleur de son postérieur qui doit se révéler confortable.
« Ils sont même pas venus me saluer, les petits ruffians.
- …Qui ? » Gréghory revient avec un verre d’alcool ; il n’y en a qu’un fond, et la vieille rombière fronce les sourcils.
« Tes petits chefs.
- Ah, ils doivent être…Sortis. Sortis, oui. » Il rajoute sur un ton d’excuse. « Ils auraient aimé vous accueillir, mais ils ont été occupés ailleurs. Ils m’ont chargé de vous installer, vous et Morg...Vous et la petite. »
Elle siffle son verre avec un bruit de gorge sec comme une râpe.
« J’ai trouvé pour la petite.
- Qu’avez-vous trouvé ?
- Un foyer. » Elle savoure la chaleur de l’alcool qui roule dans sa gorge puis, sans lâcher Gréghory des yeux. « C’est ça, fais ton offusqué maintenant. Il lui faut un peu de chaleur, à cette gosse. Vous êtes bien mignons de m’envoyer des bambins comme si j’avais encore l’âge de les nourrir. » Elle parle vite, d’un ton sec, la langue acérée comme pour empêcher qu’on lui coupe la parole. « Tous mes fils ils ont passé leurs deux premières années là. » Elle frappe du poing son énorme poitrine. « Contre leur mère. C’est comme ça. Celle-là, elle doit faire comme les autres. Moi, sur la route, j’ai rencontré un homme qui revenait à Hurlevent auprès de sa femme. Et sa femme, elle vient de se délivrer d’un mort-né. Elle a du lait et pas de bouche pour lui prendre. Elle a le cœur qu’il faut pour être mère et pas d’enfant. Alors moi je lui ai raconté l’histoire. Mon histoire. Et l’homme il a accepté de prendre la petite. Ce soir.
- Je…Mais…Quoi ? » Il bredouille, la gorge brusquement sèche, et tire la bouteille de liqueur pour en boire une gorgée directement au goulot. La créature adipeuse qui lui fait face agite son verre et se fait resservir, penchant un peu la tête pour s’assurer d’en avoir bien rasant.
« T’es pas très dégourdi, toi. » Elle porte le verre plein à ses lèvres dans un mouvement qui se veut presque lascif. Et la Mégère a la bouche gourmande et lippue – de ces lèvres plus collantes qu’un reste de sauce ou de beurre que du miel d’ivresses nocturnes. « Tu me fais penser à mon Ernest ! Ah, que la Lumière garde son âme ! »
Elle reprend une fois l’alcool descendu dans les tuyaux.
« Je vais aussi te raconter mon histoire, comme ça on aura la même. La petite, c’est Isa Ferrith, ma petite fille. Mon benjamin, Nelthan, est mort à la guerre et il a laissé une femme grosse chez lui. Et la femme elle n’a pas supporté de perdre son époux, et elle est morte en mettant la petite au monde. Alors comme je suis restée toute seule avec, j’ai fait le voyage vers Hurlevent pour essayer de trouver un bon foyer à mon orpheline – c’est que je souffre de partout et je peux plus m’en occuper. D’ailleurs, faudrait m’ausculter la jambe, ça tire et lâche souvent.
- Mais vous êtes folle ma parole ! » Le ton indigné de Gréghory tranche avec son affabilité coutumière. Il reprend une gorgée. « On ne va pas confier la fille d’un Paladin à un rustre sans aucune éducation ! Et puis même ! La mère la reprendra quand ils seront ins-»
Elle le coupe en se redressant sur son sofa. Sa robe et ses châles se chiffonnent comme autant de sacs autour des bourrelets gras.
« On connaît la mère et on sait que c’est pas une mère ! Alors quoi…Tu ronchonnes parce que la petite elle va avoir une chance de s’en sortir ? »
Gréghory dépose la bouteille et, comme pour se donner le temps de réfléchir, va prendre le nourrisson dans le grand lit froid. Il le place dans une corbeille qu’il approche de la cheminée.
« On ne va rien faire sans le consentement des parents. Même si…Même si j’avoue l’idée pas si mauvaise.
- Voilà que tu fais le flambard maintenant. Quand la petite a atterri dans mes jupons, que t’étais tout catastrophé, on était fixés concernant l’instinct maternel de la génitrice. Et le père hein, on va pas en parler je crois. Puis il est mort. Maintenant tout est décidé. Je l’apporte au couple dès que tu m’auras redonné un verre….C’est que je m’y suis attachée, à cette morveuse au sang mauvais.
- Et on dit quoi aux autres ? On ne va tout de même pas leur faire croire que la petite est…
- Beh non. On va dire la vérité. La petite a trouvé un foyer, et c’est mieux ainsi. Puis on ne dira rien sur les gens. Même à toi je le dis pas, comme ça !... Peut être qu’ils demanderont même pas. »
La petite créature se met à gémir dans sa corbeille. A force de s’agiter, elle se défait des linges qui l’enserrent et elle est toute nue là-dedans, avec quelques cheveux blonds sur le crâne. Elle bouge ses bras et ses jambes. Elle n’est pas rose comme les nourrissons ordinaires mais déjà sa peau a blanchi et, comme elle est encore pleine de plis de graisse, sa peau rit d’un rire de soie. La petite n’a rien d’étranger et ressemble à sa mère ; exactement la même bouche, le même nez, le même front, les mêmes joues aux fortes pommettes. Tout ça dans l’enfant est en fantôme sous une peau comme trop large, pleine de grimaces, mais on voit qu’elle porte la graine du visage de femme. Tout va fleurir et s’épanouir dans la forme exacte de ce visage de mère.
« Mais berce la, Doqueteur ! »
Il s’exécute.
Entre chiens et loups, chaudement emmitouflée dans des châles et couvertures qui alourdissent encore son pas et dissimulent aux regards extérieurs le petit enfant dormant dans ses bras, la Mégère pénètre sous le porche de l’habitation. Ils sont là, fébriles et impatients. La femme est jeune, brune d’une trentaine d’années, le teint chaud. Elle essuie ses yeux humides dans un mouchoir de dentelles. Elle tend les bras pour prendre Isa et la serre contre sa poitrine, avec cette douceur que seules les femmes possèdent. Elle invente mille formules pour remercier la vieille Mégère. L’homme, plus stoïque et en retrait, remercie à son tour, conquis par l’émoi de son épouse. Le portrait de famille est complet, et Madeleine Ferrith ne s’attarde pas.
Elle revient au dispensaire une fois la nuit tombée. Et la matrone aux yeux rougis ne tarde pas à en faire son nouveau domaine.