« je peux compter sur vous, Yan ?
- Oui. »
Pas une seconde d’hésitation. Le taciturne personnage hoche la tête. Elle le fixe longuement. Il est difficile d’accrocher son regard. Renfermé, laconique, plus résigné que zélé. Elle s’en accommode.
« Vous partirez demain, avant l’aube. Et ne reviendrez qu’à mon signal. Si traîtres il y a au Perchoir, nous devrons faire attention.
- Vous me l’avez déjà rappelé, Dame. Ca ira. »
Elle gonfle sa poitrine de ce vent glacial et soupire longuement, retraçant des yeux l’itinéraire sur la carte dépliée. Il est aussi calme qu’elle est nerveuse. D’un geste indolent, il ôte son tabard et le jette sur son épaule. Le crâne chauve luit aux reflets de l’astre nocturne. Elle le connaît si mal qu’elle appréhende. Il pourrait faillir, se faire découvrir et la précipiter dans l’abîme. Beaucoup de sacrifices, d’attente et de projets réduits en cendres par l’incompétence d’un homme dont les talents ne sont que devinés, et espérés. Mais celui-ci est différent des autres soldats ; l’habitude des sales besognes. Et le silence.
Un silence minéral, presque mélancolique, émane de cet homme. Là où Khassim projette le silence dans son sillage, comme une deuxième ombre, Yan se retranche dans les silences de ses interlocuteurs. Elle n’a pas à avoir d’états d’âme. Elle n’a pas à douter. Alors elle lui souhaite bonne chance, lui accorde un franc sourire et s’en retourne vers la tiédeur du Perchoir. L’homme reste là sans bouger, immobile et hiératique dans le froid, insensible à cette poussière blanche qui s’agglutine dans sa barbe. Au petit matin, même ses traces ont disparu sous une épaisse couche de neige.
le gel sournois serre les buissons dans sa main. Les branches dénudées craquent. Des fumées lourdes de flocons coulent le long du toit et emmantellent la maison : l’ombre des fenêtres, le papillonnement de la neige qui tombe l’éclaircit et la rend d’un rose sang frais dans lequel on voit battre le métronome d’une main qui essuie le givre de la vitre, puis apparaît dans le carreau un visage qui regarde.
« Vous êtes en retard, Augur.
- J’ai été retenue au Perchoir. »
Mâchoire solide, joues mangées par une barbe grise et hirsute, lèvres ourlées sur des dents partiellement gâtées, McRide ricane.
« Vous fatiguez pas. Je suis sorti après vous et je sais très bien ce que vous faisi-
- Suffit, Heinrich. Entrez, Augur. »
Voix comme un bruissement de soie ; aussi douce qu’une caresse ; aussi sucrée que du miel. Elle est autoritaire sans l’être. Saisie jusqu’à la moelle, Augur donne le change.
« Monseigneur, quelle surprise. »
Elle arrive devant l’encadrement doré de la porte. Elle ne bouge plus, comme un oiseau devant un serpent.
L’anxiété déforme le visage du vieux McRide. Son faciès s’étire et se plombe. Il grommelle dans sa barbe.
« Bon, je vais faire un tour.»
Le vieux briscard saisit son fusil et, ayant reçu l’approbation du Seigneur en voyage par une légère inclinaison de tête, disparaît dans la broussaille environnante.
Ce n’est pas une maison, ni même une dépendance du Perchoir. C’est une modeste cabane très sensible au vent et dissimulée par la végétation juste aux pieds du chemin qui serpente dans la montagne. L’intérieur délabré sent la terre et la fumée. Le poêle poussiéreux est calé dans un coin, son tuyau mal calibré crache d’épaisses nuées noires - cendres de résineux. L’ogive de bois est bancale, à peine posée sur un large tonneau qui devait abriter quelque vin douteux. Monseigneur patiente ; mains ramenées dans son dos pour profiter de la tiédeur du poêle.
« McRide m’a prévenu que votre homme était de retour, et comme je n’étais pas loin…. » En dire plus serait se confondre, alors il laisse sa phrase en suspend. Il reprend sans se défaire de son sourire amical, maintenant saupoudré de mensonge. « Je n’ai pas hésité à venir ici prendre directement les nouvelles. »
- Pourquoi ici ? Le Perchoir n’est pas loin.
- Je compte me rendre très prochainement au Perchoir, Augur, mais pas ce soir. Qu’avez-vous à me dire ? »
- Gavric Saylor est localisé. Ce n’est plus qu’une question de jours. » Elle tire un parchemin de sa ceinture et le déplie sur la table, forçant Monseigneur à se déplacer. « Il a réussi à se procurer l’architecture grossière de leur organisation. »
Bois de santal. Il émane de lui un parfum tenace de bois de santal. Ca emplit les narines et ça reste là, derrière. Il est si près qu’elle sent son souffle chaud glisser dans son cou. Ca ne la laisse pas insensible ; l’échine s’hérisse comme pour prévenir une menace.
Elle le dévisage avec intensité tandis qu’il prend connaissance des écrits ; des pattes de mouche presqu’illisibles. L’expression reste lisse. Aucune stupeur, aucun étonnement dans le regard sombre du vieux noble. Il se contente d’hocher la tête et se redresse sans jamais croiser le regard de la femme.
« Excellent. Nous allons pouvoir avancer. » Enfin il accroche l’azur des prunelles. « Votre homme est fiable ?
- Evidemment. Il sert avec une loyauté absolue, et ne rechigne à aucune tâche, si basse soit-elle. Tout pour vous plaire. »
Il lui adresse un sourire bien peu protocolaire ; connivence et moquerie se révèlent au pli des lèvres.
« Je serais là, de toute manière, pour attester des progrès de sa mission… Et pour le reste, quelques doléances à me soumettre ?
- Les choses se déroulent comme prévu. Quelques incidents secondaires qui nous ralentissent…Mais il y a toujours des impondérables.
- J’ai eu vent de vos mésaventures à la mine. Au fond, c’est une bonne chose, puisque nous avons pu donner le premier coup dans la fourmilière réprouvée. »
Il badine, l’humeur et le sourire légers.
« McRide vous a donc tout raconté ?
- Je vous ai toujours assuré mon soutien. Même si je ne suis pas là physiquement, je veille.
- Grâce à votre magie ? »
Elle regrette sa question ; trop directe. Quelque chose, autour, s’agite. Ca ne dure qu’une seconde ; une présence à la limite de son champ de vision. Impalpable et presqu’imperceptible. Une branche agitée par une bourrasque un peu plus franche, une odeur à peine plus sucrée, à peine différente, qui vient chatouiller ses narines.
S’il est irrité, il n’en montre rien. Sa voix est plus douce que le miel.
« Ne soyez pas si méfiante. Vos soupçons sont vrais, mais vos terreurs ne sont pas fondées. Comme vous, avant, je frémissais à la pensée de la magie ; comme vous, je me formais une idée terrible du danger qu’elle occasionne. Et pourtant j’eus recours aux moyens que je tremblais d’employer, et je découvris bientôt que mes terreurs étaient imaginaires autant que puériles. » Il soutient sans mal le regard scrutateur. « Je ne parle pas d’invoquer des démons, ou ces choses impies que tout vivant répugne à faire. Je vous parle de la belle magie ; celle qui élève l’esprit et l’existence. »
Volettement doux de la neige qui tombe en délicate dentelle.
« Comment ?
- Les reflets. Les supports sont multiples. »
Il chasse la question d’un revers de la main.
De retour au Perchoir, elle s’arrête quelques instants sur le palier du premier étage, tend l’oreille ; craquements des lits, respirations lourdes et régulières des hommes offerts au sommeil. Elle ne s’attarde pas.
Le froid l’accueille un étage plus haut. Elle avise longuement son reflet dans le grand miroir sculpté posé au-dessus de la cheminée. Elle ne reconnaît rien.
- Oui. »
Pas une seconde d’hésitation. Le taciturne personnage hoche la tête. Elle le fixe longuement. Il est difficile d’accrocher son regard. Renfermé, laconique, plus résigné que zélé. Elle s’en accommode.
« Vous partirez demain, avant l’aube. Et ne reviendrez qu’à mon signal. Si traîtres il y a au Perchoir, nous devrons faire attention.
- Vous me l’avez déjà rappelé, Dame. Ca ira. »
Elle gonfle sa poitrine de ce vent glacial et soupire longuement, retraçant des yeux l’itinéraire sur la carte dépliée. Il est aussi calme qu’elle est nerveuse. D’un geste indolent, il ôte son tabard et le jette sur son épaule. Le crâne chauve luit aux reflets de l’astre nocturne. Elle le connaît si mal qu’elle appréhende. Il pourrait faillir, se faire découvrir et la précipiter dans l’abîme. Beaucoup de sacrifices, d’attente et de projets réduits en cendres par l’incompétence d’un homme dont les talents ne sont que devinés, et espérés. Mais celui-ci est différent des autres soldats ; l’habitude des sales besognes. Et le silence.
Un silence minéral, presque mélancolique, émane de cet homme. Là où Khassim projette le silence dans son sillage, comme une deuxième ombre, Yan se retranche dans les silences de ses interlocuteurs. Elle n’a pas à avoir d’états d’âme. Elle n’a pas à douter. Alors elle lui souhaite bonne chance, lui accorde un franc sourire et s’en retourne vers la tiédeur du Perchoir. L’homme reste là sans bouger, immobile et hiératique dans le froid, insensible à cette poussière blanche qui s’agglutine dans sa barbe. Au petit matin, même ses traces ont disparu sous une épaisse couche de neige.
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le gel sournois serre les buissons dans sa main. Les branches dénudées craquent. Des fumées lourdes de flocons coulent le long du toit et emmantellent la maison : l’ombre des fenêtres, le papillonnement de la neige qui tombe l’éclaircit et la rend d’un rose sang frais dans lequel on voit battre le métronome d’une main qui essuie le givre de la vitre, puis apparaît dans le carreau un visage qui regarde.
« Vous êtes en retard, Augur.
- J’ai été retenue au Perchoir. »
Mâchoire solide, joues mangées par une barbe grise et hirsute, lèvres ourlées sur des dents partiellement gâtées, McRide ricane.
« Vous fatiguez pas. Je suis sorti après vous et je sais très bien ce que vous faisi-
- Suffit, Heinrich. Entrez, Augur. »
Voix comme un bruissement de soie ; aussi douce qu’une caresse ; aussi sucrée que du miel. Elle est autoritaire sans l’être. Saisie jusqu’à la moelle, Augur donne le change.
« Monseigneur, quelle surprise. »
Elle arrive devant l’encadrement doré de la porte. Elle ne bouge plus, comme un oiseau devant un serpent.
L’anxiété déforme le visage du vieux McRide. Son faciès s’étire et se plombe. Il grommelle dans sa barbe.
« Bon, je vais faire un tour.»
Le vieux briscard saisit son fusil et, ayant reçu l’approbation du Seigneur en voyage par une légère inclinaison de tête, disparaît dans la broussaille environnante.
Ce n’est pas une maison, ni même une dépendance du Perchoir. C’est une modeste cabane très sensible au vent et dissimulée par la végétation juste aux pieds du chemin qui serpente dans la montagne. L’intérieur délabré sent la terre et la fumée. Le poêle poussiéreux est calé dans un coin, son tuyau mal calibré crache d’épaisses nuées noires - cendres de résineux. L’ogive de bois est bancale, à peine posée sur un large tonneau qui devait abriter quelque vin douteux. Monseigneur patiente ; mains ramenées dans son dos pour profiter de la tiédeur du poêle.
« McRide m’a prévenu que votre homme était de retour, et comme je n’étais pas loin…. » En dire plus serait se confondre, alors il laisse sa phrase en suspend. Il reprend sans se défaire de son sourire amical, maintenant saupoudré de mensonge. « Je n’ai pas hésité à venir ici prendre directement les nouvelles. »
- Pourquoi ici ? Le Perchoir n’est pas loin.
- Je compte me rendre très prochainement au Perchoir, Augur, mais pas ce soir. Qu’avez-vous à me dire ? »
- Gavric Saylor est localisé. Ce n’est plus qu’une question de jours. » Elle tire un parchemin de sa ceinture et le déplie sur la table, forçant Monseigneur à se déplacer. « Il a réussi à se procurer l’architecture grossière de leur organisation. »
Bois de santal. Il émane de lui un parfum tenace de bois de santal. Ca emplit les narines et ça reste là, derrière. Il est si près qu’elle sent son souffle chaud glisser dans son cou. Ca ne la laisse pas insensible ; l’échine s’hérisse comme pour prévenir une menace.
Elle le dévisage avec intensité tandis qu’il prend connaissance des écrits ; des pattes de mouche presqu’illisibles. L’expression reste lisse. Aucune stupeur, aucun étonnement dans le regard sombre du vieux noble. Il se contente d’hocher la tête et se redresse sans jamais croiser le regard de la femme.
« Excellent. Nous allons pouvoir avancer. » Enfin il accroche l’azur des prunelles. « Votre homme est fiable ?
- Evidemment. Il sert avec une loyauté absolue, et ne rechigne à aucune tâche, si basse soit-elle. Tout pour vous plaire. »
Il lui adresse un sourire bien peu protocolaire ; connivence et moquerie se révèlent au pli des lèvres.
« Je serais là, de toute manière, pour attester des progrès de sa mission… Et pour le reste, quelques doléances à me soumettre ?
- Les choses se déroulent comme prévu. Quelques incidents secondaires qui nous ralentissent…Mais il y a toujours des impondérables.
- J’ai eu vent de vos mésaventures à la mine. Au fond, c’est une bonne chose, puisque nous avons pu donner le premier coup dans la fourmilière réprouvée. »
Il badine, l’humeur et le sourire légers.
« McRide vous a donc tout raconté ?
- Je vous ai toujours assuré mon soutien. Même si je ne suis pas là physiquement, je veille.
- Grâce à votre magie ? »
Elle regrette sa question ; trop directe. Quelque chose, autour, s’agite. Ca ne dure qu’une seconde ; une présence à la limite de son champ de vision. Impalpable et presqu’imperceptible. Une branche agitée par une bourrasque un peu plus franche, une odeur à peine plus sucrée, à peine différente, qui vient chatouiller ses narines.
S’il est irrité, il n’en montre rien. Sa voix est plus douce que le miel.
« Ne soyez pas si méfiante. Vos soupçons sont vrais, mais vos terreurs ne sont pas fondées. Comme vous, avant, je frémissais à la pensée de la magie ; comme vous, je me formais une idée terrible du danger qu’elle occasionne. Et pourtant j’eus recours aux moyens que je tremblais d’employer, et je découvris bientôt que mes terreurs étaient imaginaires autant que puériles. » Il soutient sans mal le regard scrutateur. « Je ne parle pas d’invoquer des démons, ou ces choses impies que tout vivant répugne à faire. Je vous parle de la belle magie ; celle qui élève l’esprit et l’existence. »
Volettement doux de la neige qui tombe en délicate dentelle.
« Comment ?
- Les reflets. Les supports sont multiples. »
Il chasse la question d’un revers de la main.
De retour au Perchoir, elle s’arrête quelques instants sur le palier du premier étage, tend l’oreille ; craquements des lits, respirations lourdes et régulières des hommes offerts au sommeil. Elle ne s’attarde pas.
Le froid l’accueille un étage plus haut. Elle avise longuement son reflet dans le grand miroir sculpté posé au-dessus de la cheminée. Elle ne reconnaît rien.